Du 20 juillet au 4 août 1789, des rumeurs de pillages de récoltes et de complots nobiliaires pour étouffer la Révolution française se répandent dans tout le pays, entraînant des soulèvements et des destructions de châteaux. En modélisant les mouvements de révoltes comme la propagation d’une épidémie, l’économiste Cécile Bastidon-Gilles, professeure à l’UFR Sciences économiques et gestion, chercheuse au laboratoire LEAD de l’Université de Toulon, et ses collègues ont démontré que derrière la rumeur et l’émotion, il y avait une compréhension fine des institutions par la population. Une étude originale au croisement de l’Histoire et de l’épistémologie qui a récemment été publiée dans la revue scientifique de référence Nature.
C’est un point essentiel. La France d’Ancien Régime connaissait plusieurs régimes fonciers différents. Dans certaines régions, détruire le « livre terrier » était nécessaire pour libérer la terre des droits féodaux. Or, nous observons que les destructions ont eu lieu précisément dans ces zones où elles avaient une justification juridique. Cela signifie que les populations connaissaient le système et savaient ce qu’elles faisaient. Les habitants ont perçu les inégalités et agi pour y mettre fin. L’émotion n’est pas incompatible avec la rationalité, elle en a même été le moteur.
Nous avons choisi dans une approche cliométrique d’employer des modèles d’épidémiologie qui servent à décrire la diffusion d’un virus. Chaque ville est traitée comme un individu « susceptible » d’être atteint, puis « infecté » par la peur, puis « rétabli ». Certaines villes ont même connu une « réinfection ». Ce cadre permet de tracer une courbe de propagation, avec un pic puis une extinction. Et ce qui est frappant, c’est que la peur s’éteint précisément au moment de l’abolition des privilèges.
Nous avons croisé de nombreuses sources : textes historiques, cartes de l’époque, notamment la carte des routes de France de Cassini, données économiques comme le prix du blé, mais aussi des indicateurs démographiques ou d’alphabétisation. Le prix du blé, par exemple, est un facteur classique de tension sociale : il affectait durement la plus grande partie de la publication. L’originalité de notre travail réside dans ce croisement de données, à l’interface entre Histoire, économie quantitative et méthodes de modélisation originales.
La même méthodologie a été utilisée pour analyser les Printemps arabes ou le mouvement des Gilets jaunes. Ce qui est frappant, c’est que même à l’ère des réseaux sociaux, la dimension spatiale reste forte : les mobilisations se propagent encore de proche en proche, comme au XVIIIe siècle. Et comme en 1789, elles ne naissent pas d’une seule cause. La taxe carbone pour les Gilets jaunes ou la rumeur de brigands en 1789 ne sont que des déclencheurs. Le vrai moteur, ce sont les inégalités accumulées et l’absence de réponse institutionnelle.
Nous restons prudents. Mais ces modèles permettent de comprendre les dynamiques de diffusion et d’identifier des seuils critiques. Ils rappellent qu’un système peut se dégrader lentement, puis basculer soudainement. En ce sens, ils aident à mieux lire les signaux faibles d’instabilité.
Il s’agit d’une transition institutionnelle radicale : un système millénaire s’effondre en quelques semaines. C’est fascinant d’analyser comment une escalade de tensions continues aboutit à une rupture brutale. Et c’est aussi un épisode historiquement controversé, surtout depuis le bicentenaire de la Révolution, où l’on a vu s’affronter des interprétations opposées : propagation émotionnelle contre mouvements rationnels. C’est ce qui rend cet épisode passionnant à revisiter avec des outils nouveaux.
Beaucoup. Les coauteurs de cette étude viennent de trois disciplines différentes : histoire économique quantitative - ou cliométrie, physique théorique et médecine. C’est la combinaison de nos approches qui a rendu cette recherche possible. Ce genre de collaboration est exigeant, mais extrêmement stimulant.
*Antoine Parent, professeur de sciences économiques (université de Paris 8), spécialiste de cliométrie et d’histoire économique et institutionnelle ; Caterina La Porta, professeure de pathologie générale (université de Milan) ; Constant Varlet-Bertrand, docteur en sciences économiques (Paris 8) ; et Stéphano Zapperi, professeur de physique théorique (université de Milan), spécialiste de modélisation épidémiologique.
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