La surmortalité masculine au Covid-19 : quelques hypothèses interprétatives



Natacha ORDIONI
Enseignant-chercheur au Laboratoire BABEL - Faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines de l’Université de Toulon

Temps de lecture : 7 minutes

La surmortalité masculine au Covid-19 : quelques hypothèses interprétatives

Dans la majeure partie du monde, la durée moyenne de vie des femmes dépasse aujourd’hui celle des hommes. L’hypothèse d’une surmortalité «  biologique  », évaluée à environ deux ans par les démographes1, ne permet d’expliquer qu’une partie de l’écart observé. En effet, les comportements de santé et les relations de genre ont une influence notable sur la mortalité différentielle.

L’épidémie de Covid-19 a contribué à renouveler ces questionnements : la démographie des patients développant des formes graves de la maladie – et notamment admis en réanimation - laisse apparaître un moindre risque pour les femmes, qui décèdent moins du coronavirus, et ce en dépit d’un niveau d’exposition plus élevé.

Des écarts de mortalité notables entre les sexes

L’analyse sexospécifique en matière de santé a vu son rôle amplifié dans le contexte de rebond des maladies infectieuses qui s’est déroulé durant le dernier quart du XXe  siècle. Pourtant, un nombre important d’États ne peut utiliser la recherche pour guider l’action sanitaire, parce qu’ils ne produisent pas de données ventilées par sexe. Ceci pose particulièrement problème dans le cadre de l’épidémie de Covid-19, du fait de la forte dimension sexuée de l’infection (tableau 1 - Source : https://globalhealth5050.org/covid19/).

Parmi les 19 pays les plus touchés par le virus, la moyenne pondérée des décès masculins est de 58 % (maximum 72 %), et seuls 2 pays (10 %), le Portugal et le Canada, ont une très légère surmortalité féminine.
En France, le surplus de mortalité masculine est plus marqué parmi les départements les plus touchés par l’épidémie - notamment l’Île-de-France et ses départements limitrophes (nos calculs à partir de https://www.data.gouv.fr).
L’excès de mortalité masculine, qui est associé à la plus forte fréquente de formes sévères du virus, n’est pas vraiment une surprise : le phénomène a déjà été détecté durant les précédentes épidémies de coronavirus – notamment le MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en Arabie Saoudite et en Corée du Sud et le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère). Comment expliquer la surmortalité masculine dans le cas du Covid-19 ? Quels facteurs contribuent à différencier le niveau de surmortalité masculine selon le pays ?

Quelques facteurs explicatifs

1. L’interprétation biologique

Le covid-19, l’immunité et l’ACE2

Selon certaines recherches, les femmes développeraient une réaction immunitaire plus forte notamment du fait de la présence de 2 chromosomes X. Leurs réponses immunitaires innées et adaptatives étant plus élevées que celles des hommes, ceci favoriserait une élimination plus rapide des virus.

Plusieurs études réalisées dans différents pays ont montré que l’ACE2, acronyme d’Enzyme de Conversion de l’Angiotensine 2, jouerait un rôle décisif dans la vulnérabilité supérieure des hommes, du fait de concentrations sanguines en ACE2 plus fortes. Certains organes joueraient le rôle de «  réservoirs  » du virus – les poumons, le système digestif, les reins ou les testicules.

Les hormones

Les hormones sexuelles auraient un rôle déterminant dans la lutte contre la maladie : les œstrogènes favorisent le système immunitaire, tandis que les androgènes (testostérone, progestérone…) l’altèreraient. Des études menées sur la souris sur le SRAS ont montré qu’alors que la mortalité des mâles est supérieure à celle des femelles, cet écart disparaît quand leur activité ovarienne est stoppée.

Les comorbidités

«  Les inégalités devant la mort sont la traduction d’inégalités devant la santé  » 2. C’est ainsi que les personnes confrontées à des formes sévères de covid-19 sont plus fréquemment affectées de comorbidités, en particulier, l’hypertension, le diabète, l’obésité, les maladies cardiovasculaires ou pulmonaires. Or plusieurs études réalisées dans différents pays mettent au jour une prévalence de ces pathologies parmi les hommes. En outre, ceci expliquerait pourquoi la surmortalité masculine tend à augmenter avec l’âge, en même temps que les comorbidités se développent. Selon une étude new-yorkaise, la moindre prévalence des comorbidités féminines serait suffisante pour expliquer les formes sévères du covid-19. Comment comprendre la forte prévalence de comorbidités chez les hommes ?

2. Des pratiques corporelles et de consommation genrées

Si l’Organisation Mondiale de la Santé associe le fait de fumer à un pronostic défavorable de la maladie, certains travaux plus récents ont à l’inverse souligné que la nicotine pourrait conférer une protection contre le virus, compte tenu de la faible proportion de fumeurs en réanimation. Toutefois, ces études doivent être interprétées à la lumière de l’effet de sélection qui caractérise les patients en réanimation - de moyenne d’âge élevée - sachant que la prévalence du tabagisme décroît fortement avec l’âge. En outre, comme l’a souligné le dernier avis du Haut Conseil de la Santé Publique, l’effet protecteur de la nicotine n’est encore qu’une hypothèse, en particulier parce que la définition du «  statut tabagique  » des patients étudiés manque de rigueur dans la plupart des recherches. C’est pourquoi il affirme qu’en l’état actuel des connaissances, il faut considérer «  que le tabagisme est un facteur de gravité et d’évolution péjorative dans le covid-19  ».

Les pratiques de tabagisme et d’alcoolisme demeurent fortement différenciées selon le sexe. En moyenne, dans le monde, le tabagisme chez les 15 ans et plus atteint 34 % chez les hommes et 6 % chez les femmes. La Chine, où vivent ¼ des fumeurs du monde, est aussi le pays où la prévalence masculine est la plus marquée, puisque selon le Centre chinois de prévention et de gestion des maladies, 50 % des hommes fument contre moins de 3 % des femmes. Depuis 50 ans, les hommes des pays riches ont ralenti leur consommation de tabac, aussi la prévalence du tabagisme concerne aujourd’hui surtout les pays pauvres. En Chine, la consommation de tabac chez les hommes est la plus élevée parmi les personnes à faible revenu, les moins scolarisées, vivant dans l’espace rural. Outre ses effets directs en termes de mortalité, le fait de fumer accroîtrait les risques de contamination du fait des contacts fréquents entre les doigts, la bouche et les cigarettes.

Les pathologies associées à la consommation d’alcool, plus fréquentes dans les pays riches, contribueraient également à accroître les comorbidités. Dans le monde, 300 millions de personnes souffriraient de troubles dérivés, dont cinq fois plus d’hommes que de femmes.
Plus globalement, les comportements des femmes seraient plus favorables à la santé, au niveau des pratiques préventives, mais aussi en matière d’hygiène : les femmes se laveraient en moyenne plus souvent les mains que les hommes.
Dans cette perspective, la surmortalité liée au covid-19 peut être interprétée comme une simple dimension de la surmortalité masculine globale : les différences renverraient à la configuration des pratiques de genre d’une société à un moment donné.

3. Le modèle culturel de masculinité3

Les représentations traditionnelles de la masculinité - valorisant la force virile et l’insensibilité à la douleur – n’ont pas disparu. Elles génèrent un rapport négatif aux soins et à l’écoute des signaux du corps 4. À l’inverse, les femmes développent une haute compétence médicale et une forte capacité à interpréter les messages du corps, découlant de leur rôle familial, mais aussi professionnel : en France, 50 % des médecins, 87 % des infirmières et 91 % des aides-soignantes sont des femmes, également très majoritaires dans le personnel de la petite enfance et des EHPAD.

Dans cette perspective, la surmortalité masculine au covid-19 peut être imputée à une reconnaissance plus tardive des premiers symptômes et à une réticence à se faire tester. Les données fournies par la plateforme ouverte des données publiques françaises, qui comptabilisent 610 000 tests réalisés en laboratoire de ville durant la période du 10 mars au 8 mai 2020 – dont 13 % se sont révélés positifs – laissent apparaître que 68 % de ces tests ont été réalisés sur des femmes.

La prise en compte plus tardive des symptômes de la maladie peut aussi être liée à une sous-évaluation de ses conséquences potentielles. C’est ainsi que le nombre d’hommes qui jugent que les risques de l’épidémie sont «  exagérés  » est beaucoup plus élevé que celui des femmes, ce qui détermine un moindre respect des comportements de distanciation sociale, des gestes barrières, ainsi qu’une réticence à solliciter de l’aide ou consulter son médecin.

Les comorbidités plus fréquentes des hommes renvoient aussi à la prégnance de rôles de genre culturellement figés, notamment au niveau du tabagisme. Plusieurs études menées en Chine, pays de haute prévalence tabagique masculine, montrent que des femmes non fumeuses en viennent à soutenir le tabagisme de leur conjoint, au détriment de leurs convictions personnelles et parfois même du tabagisme passif subi par leurs enfants.

Selon l’anthropologue hollandais Geert Hofstede 5, les pays asiatiques seraient caractérisés par un fort degré de «  collectivisme  » – l’idée que l’intérêt du groupe prime sur l’intérêt individuel ainsi que sur un «  dynamisme confucéen  » dont les racines seraient très anciennes, fondé sur l’honneur et sur un indice élevé de distance hiérarchique.
Dans cette perspective, les femmes façonnent des usages conformes à l’identité masculine traditionnelle, par exemple pour éviter que les hommes ne soient «  méprisés  » s’ils refusent de «  fumer et boire  » à la «  table des hommes  ». Les rôles associés à la masculinité sont donc au cœur de la problématique de la surmortalité masculine.

Bibliographie

  1. Pressat, R., «  Surmortalité biologique et surmortalité sociale  », Revue française de sociologie, 14-1, 1973, 103-110.
  2. Ordioni, N., Corps et société, Ellipses, 2007, p. 59.
  3. Connell, RW, Masculinities, University of California Press, 1995.
  4. Boltanski L.,  «  Les usages sociaux du corps  », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 1, 1971, 205-233.
  5. Hofstede, G., Bollinger, D., Les différences culturelles dans le management, Les Éditions d’Organisation, 1987.


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