Silvio Berlusconi : fin de la “deuxième” République en Italie ?

Le 12 juin, Silvio Berlusconi s’est éteint à l’hôpital de Milan à l’âge de 86 ans. Puissant homme d’affaire, magnat des médias et propriétaire du très populaire AC Milan, Il Cavaliere va marquer de son empreinte l’histoire de l’Italie en en prenant les rênes du gouvernement à plusieurs reprises. Ses quatre mandats de Président du Conseil seront marqués notamment par des scandales mais surtout par un franc parler, un charisme et un culte de la personnalité qui inspireront des nombreux politiques à travers le monde. L’homme fascine autant qu’il exaspère, jusqu’à l’hommage qui lui a été rendu par la rue lors de ses funérailles et la journée de deuil national décrétée par le gouvernement italien.

Entretien avec Simone Visciola, historien de l’époque contemporaine, spécialiste de l’histoire de l’Italie à l’UFR Lettres, Langues et Sciences humaines de l’Université de Toulon, pour mieux comprendre l’importance qu’a eue Silvio Berlusconi en Italie :

1. Comment Silvio Berlusconi est-il entré en politique ?

Silvio Berlusconi prend la décision d’entrer en politique lors d’une conjoncture décisive pour l’histoire de l’Italie contemporaine : la crise de la soi-disant “première” République. Le contexte est celui marqué, sur un plan international, par la dissolution du système soviétique, et au niveau national, par le scandale de “Tangentopoli” (la polis des pots-de-vin et de la corruption) qui bouleverse entre 1992 et 1993 le cadre politique. “La République des partis” - pour reprendre une célèbre expression de l’historien Pietro Scoppola - forgée depuis 1948 sur l’axe Démocratie Chrétienne (parti de gouvernement) et PCI, le plus grand parti communiste de l’Occident, constamment dans l’opposition du gouvernement et au timon de « régions rouges », s’effondre.
Face à cette crise, ce grand magnat de la télévision privée - qui avait quand même, pendant la construction de son empire financier, tissé des rapports étroits avec la politique sans pour autant en devenir protagoniste actif - fait son irruption dans l’arène en prononçant un discours diffusé par ses télévisions : « L’Italie est le Pays que j’aime ! » est l’incipit de sa narration.
Son objectif est de combler le vide creusé par la disparition des forces politiques de la “première” République. Il fonde, du jour au lendemain, un parti, Forza Italia (FI) et il change le lexique ainsi que les modalités de la politique du Bel paese : depuis on ne parle plus de sections des partis, mais des Clubs ; des cours de formation “télévisée” sont organisés et un dresscode est prévu pour les dirigeants ; les interventions publiques du leader (qui parle un langage direct, souvent non-institutionnel et ponctué de blagues) se transforment en véritables show.

2. Novice, il va pourtant remporter les premières élections législatives auxquelles il se présente…

Berlusconi construit une alliance avec la Ligue d’Umberto Bossi pour gagner du consensus au Nord et il s’appuie sur des anciens démocrates-chrétiens ainsi que sur les héritiers du Mouvement Social Italien (les post-fascistes) pour conquérir le Sud. Ses adversaires ne le prennent pas au sérieux, ils le sous-estiment, mais le charisme médiatique du Cavaliere et sa stratégie politique se révéleront gagnants : il remporte les élections de 1994 face à la coalition guidée par les ex-communistes du PCI “transformé” en PDS (Parti démocrate de la gauche). C’est l’acte de naissance du bipolarisme et du centre-droit dont Berlusconi est l’architecte. Ainsi, le Cavaliere accède au Palazzo Chigi, tout en inaugurant l’ère du berlusconisme (et de l’anti-berlusconisme). On commence à parler du début d’une “deuxième” République. Son premier gouvernement ne dure que 8 mois, car un avis d’ouverture d’enquête lui est adressé. À partir de ce moment-là Berlusconi entrera en conflit permanent avec la magistrature. Il fera son retour à la tête de l’exécutif en 2001 après une campagne électorale spectaculaire. Dans la législature suivante, il annoncera la naissance d’un nouveau parti politique, le PDL (Popolo delle Libertà), fruit de l’union entre FI et AN (Alliance Nationale, “évolution” du MSI) de Gianfranco Fini. En 2008 Berlusconi gagne encore les élections et préside son quatrième gouvernement. Puis, la période la plus difficile pour lui : l’ouverture des procès pour incitation à la prostitution, la condamnation en 2013 pour fraude fiscale et l’expulsion du Sénat. En 2018 il fait quand même campagne électorale et laisse la place de chef de la coalition à Matteo Salvini, et contribuera à la naissance d’un gouvernement avec les « 5 étoiles ». Berlusconi soutiendra, plus tard, le gouvernement de Mario Draghi jusqu’à l’été 2022, quand il œuvrera pour sa fin.
À la suite des dernières élections politiques, le centre-droit peut encore gouverner, mais cette fois-ci, c’est la leader de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni, qui recevra les clefs du Palazzo Chigi.

3. Georgia Meloni lui a rendu hommage en déclarant qu’il était « l’un des hommes les plus influents de l’histoire de l’Italie ». Comment l’a-t-il marquée de son empreinte ?

La déclaration de Giorgia Meloni est intéressante dans la mesure où elle nous pousse à réfléchir sur un aspect : il y a eu un “avant” et un “après” Berlusconi. Et cela vaut autant pour ses soutiens que pour ses adversaires. Quelques-uns ont parlé d’une véritable révolution. Toute la vie politique italienne en effet a changé à la suite de l’arrivée du Cavaliere. Avant lui les partis politiques comptaient énormément : la DC, le PCI, le Parti socialiste, mais également les forces “mineures” décisives pour la composition des majorités parlementaires tels que les républicains, les sociaux-démocrates, les libéraux. Avec Berlusconi c’est le leadership qui compte le plus. Certes, les partis politiques de la “première” République avaient connu des grands timoniers, mais avec Berlusconi le leader devient un protagoniste absolu. D’ailleurs le parti qu’il a fondé, Forza Italia, n’est que l’expression directe de son chef, de son patron. Un parti que Berlusconi a dirigé comme une entreprise. Il faut noter en ce sens qu’une composante importante des parlementaires de FI est représentée par des anciens dirigeants de Mediaset.
De nombreux politiciens imiteront Berlusconi en suivant exactement ce processus de “personnalisation” de la politique toute centrée sur l’aura charismatique du chef au point que l’on a commencé à parler de la Ligue de Bossi et, plus tard, de Salvini, des 5 étoiles de Grillo ou de Conte, du PD de Renzi, de Letta et de Schlein, de Fratelli d’Italia de Meloni. Berlusconi a en quelque sorte mis les Italiens dans les conditions de se prononcer soit avec lui, soit contre lui. La personnalité du Cavaliere a tellement été marquante qu’une catégorie est depuis longtemps utilisée pour en décrire le “phénomène”. Il s’agit du “berlusconisme” qui contient la télévision, l’immobilier, le football, l’édition, l’industrie du rêve … tous facteurs propres au personnage. Des facteurs qui ont laissé une empreinte profonde dans l’imaginaire collectif et même la perception de l’Italie à l’étranger. Des facteurs enfin de compte qui ont façonné en Italie une autre manière de penser le pouvoir, de penser la politique. J’estime qu’il n’est pas exagéré d’évoquer le concept d’hégémonie culturel d’Antonio Gramsci. Si l’antifasciste et grand intellectuel communiste l’a théorisé, Berlusconi a essayé, à sa façon, de la mettre en pratique à la lumière d’un mix “culturel” où le modèle américain et celui des excès de la “Milano da bere” se mélangent. Personnage controversé, adoré par certains et profondément haï par d’autres, Berlusconi a exercé, sans aucun doute, une influence considérable dans la politique et dans la société italiennes pendant les trente dernières années. Je suis de l’avis qu’il serait inutile à la compréhension historique de lire son expérience d’homme d’entreprise et de protagoniste politique sans en considérer bien évidemment les aspects “négatifs” ni toutefois en réduire la complexité aux seuls scandales, à ses procès et condamnations à son style de vie. Le travail pour les historiens de l’avenir s’annonce très complexe.

4. Quel héritage laisse-t-il ?

L’héritier de Silvio Berlusconi ne peut être que Silvio Berlusconi ! Et ce dans la mesure où le Cavaliere n’a jamais voulu indiquer un “dauphin" pour assurer sa succession. Il se considérait inimitable et donc irremplaçable. Je suis de l’idée, en outre, que Berlusconi ait forgé non seulement le centre-droit en Italie, mais également, par une sorte d’effet-rebond, l’opposition “de gauche”. Je veux dire par là qu’un aspect évident de la présence de Berlusconi dans la politique italienne consiste dans le fait d’avoir entrainé un long et rude conflit entre berlusconisme et anti-berlusconisme qui a polarisé l’affrontement politique. Cette opposition berlusconisme/anti-berlusconisme a, en quelque sorte, “anesthésié” l’opposition, en particulier les forces “de gauche” trop consacrées à la pars destruens et très peu à la pars construens : avant tout la lutte contre Berlusconi et seulement après une idée concrète et véritablement alternative pour le Pays. Je suis porté à penser que certains des adversaires politiques du Cavaliere ressentiront sans doute de la nostalgie : pour eux être orphelin de Berlusconi signifiera, on espère, changer de modalité. Ils seront obligés de remplir de contenus leur agenda politique sans plus pouvoir se cacher derrière l’alibi du danger d’une “dictature” du Caïman, pour reprendre le titre d’un film de Nanni Moretti.
Et encore, cet affrontement berlusconisme/anti-berlusconisme (qui n’a fait qu’aggraver la crise du rapport entre la politique et la société civile) a eu comme effet ultérieur celui de favoriser, plus tard, l’explosion du “grillisme” ainsi que de différentes formes de populisme et — sans que le Cavaliere (depuis toujours animé par un sentiment européiste) le veuille — d’anti-européisme et souverainisme.
À la différence d’autres hommes politiques de l’Italie républicaine, j’ajouterais une dernière considération : plus que des reformes Berlusconi laisse comme héritage, le plus évident, une “pratique” qui fait du leader l’essence de la proposition politique dans un contexte post-idéologique où les structures des partis politiques sont devenues de plus en plus “liquides”.

5. Sa disparition peut-elle avoir des répercussions dans le jeu actuel ?

Les interrogatifs sur un futur “sans” Berlusconi s’avèrent tout à fait ouverts. Le Cavaliere laisse derrière lui un espace politique considérable. Un espace toutefois que personne ne pourra combler comme lui. La mort du Cavaliere préfigure, à mon avis, la mort de Forza Italia, le parti-entreprise, une entité toute centrée sur le leader et totalement nourrie par l’essence de celui-ci. Les autres personnalités du parti n’ayant presque jamais pu exercer un rôle “visible”. L’avenir donc de cette force politique est au risque. D’ailleurs, la plupart de ses électeurs votaient pour Berlusconi et non pour le parti en lui-même. Et cela à la lumière d’un rapport charismatique entre leader et followers : ceux qui croyaient et se reconnaissaient en Forza Italia croyaient et se reconnaissaient en Berlusconi.
Toutefois, les nécrologes de Giorgia Meloni, de Matteo Salvini et également de Matteo Renzi nous laissent présager que la course pour l’occupation de l’« espace politique berlusconien » vient de commencer.

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