Isabelle MURATORE, laboratoire CERGAM
Professeur des universités et chercheuse en sciences de gestion, plus précisément en marketing (comportement du consommateur), Isabelle Muratore s’intéresse à la manière dont les normes sociales s’apprennent, se transforment… et parfois, se reforment. En passant par Barbie, la consommation de viande ou les protéines végétales, elle explore les ressorts du marketing sociétal pour sensibiliser aux enjeux contemporains. Avec humour et engagement.
Pourquoi avoir subtilisé les Barbie de tes enfants pour la séance photo ?
Je ne les ai pas volées, je suis allée les chercher chez leurs copines. Je travaille, avec des collègues, sur le phénomène de l’auto-transgression des marques. En clair, c’est lorsqu’une marque cherche à casser les normes qu’elle a elle-même construites.
À un moment, les ventes de Barbie ont chuté. Mattel s’est dit qu’il fallait la repenser en sortant des poupées de toutes les morphologies : petites, rondes, en situation de handicap… Bref, des modèles plus inclusifs. Sauf que ces Barbie-là ne se vendent pas vraiment. Certaines, comme la Barbie transgenre inspirée de l’actrice Laverne Cox, ne sont disponibles qu’en ligne. Les chiffres de Mattel sont pourtant remontés.
Cette communication autour de la diversité a rendu Barbie plus sympathique, plus empathique et a permis aux consommateurs de mieux accepter la norme initiale et d’acheter la Barbie « princesse et bimbo » puisqu’elle n’est pas que cela. Elle s’intéresse aux minorités. En marketing, nous connaissons bien ces mécanismes.
Quel rapport personnel entretiens-tu avec Barbie aujourd’hui, maintenant que tu sais tout ça ?
C’est ma madeleine de Proust. Je fais partie de cette génération qui s’est construite avec elle mais moi, j’avais une Barbie tahitienne, c’est encore mieux !
Blague à part, ce morceau de plastique est un objet d’étude très riche : Barbie dit beaucoup de choses sur la place des femmes, sur l’inclusion, sur l’image que les marques veulent donner d’elles-mêmes. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la jeunesse, la socialisation, l’apprentissage des normes. Toute ma recherche, depuis près de 30 ans, tourne autour de ça. Comment nous apprenons les normes de consommation et comment nous les changeons.
« Comprendre les comportements des consommateurs pour les faire évoluer »
Tu travailles aussi sur l’écologie et la consommation de viande. Quel lien fais-tu avec cette recherche sur les normes ?
C’est la même logique, en fait. Dans mes recherches sur la réduction de la consommation de viande, j’observe que beaucoup de consommateurs se disent favorables à des comportements plus responsables. Mais, dans les faits, ils ne changent pas forcément leurs habitudes.
Ce qui m’intéresse actuellement, ce sont les effets d’engrenage, ou spillover effects. L’objectif est d’identifier comment la logique à l’œuvre dans un comportement peut, par effet d’engrenage, devenir la logique à l’œuvre dans un autre comportement.
Par exemple, est-ce que la diminution de la consommation de viande peut, par effet d’engrenage, entraîner un comportement plus écologique ? Quel comportement peut entraîner un autre comportement sans passer nécessairement par l’attitude. Et comment expliquer ces changements de comportements ? Par quoi sont-ils motivés : des préoccupations d’ordre écologique, liées à la santé, au bien-être animal ? C’est ça que j’essaye de comprendre.
Tu veux influencer les industriels, les consommateurs, les politiques ?
Ce que je souhaite à travers mes recherches c’est rendre notre société un peu meilleure et le marketing offre un cadre d’analyse et des leviers d’actions. L’idée est d’utiliser le marketing dans une logique sociétale au sens large.
Il s’agit de mieux comprendre le consommateur pour pouvoir opérer des changements dans ses comportements de consommation, prouver que le consommateur, à son niveau, est un acteur de la société et peut être un acteur de changement et de transition. Ainsi, ses choix peuvent impliquer des changements au sein des entreprises.
Tu parlais tout à l’heure de ton attachement à la jeunesse. D’où ça te vient, cette attention particulière ?
Je crois que ça vient de loin. Mon sujet de thèse portait déjà sur les enfants et leur sensibilité aux techniques promotionnelles. Et aujourd’hui encore, je travaille beaucoup avec et pour les jeunes. C’est pour ça aussi que j’enseigne en IUT. La jeunesse m’intéresse, me touche, me parle. Je crois qu’il y a quelque chose à transmettre, à préserver, à encourager : c’est le futur.
Et puis je viens moi-même d’un parcours un peu atypique.
Justement, quelles études as-tu suivies ?
J’ai suivi une filière scientifique. Je voulais faire des études de médecine, mais je ne voulais pas m’engager dans des études longues. Alors j’ai intégré le DUT Techniques de Commercialisation à l’IUT de Toulon, parce que je me suis dit qu’après deux ans d’études, je pouvais trouver un travail. Et là, franchement, ça m’a fait un bien fou. Je crois que je n’aurais jamais réussi médecine, je me serais mise trop de pression. J’ai découvert le marketing, j’ai rencontré des enseignants-chercheurs et je me suis dit : « c’est ce que je veux faire. »
Après le DUT, je suis allée en MSG (ancien nom du master en gestion), puis j’ai fait un DEA (ancien nom du master recherche) à Montpellier, puis une thèse. Je voulais faire des études courtes et finalement j’ai passé 8 ans sur les bancs de la fac.
Quel genre d’élève étais-tu ?
Alors, pour être honnête… j’étais nulle à l’école primaire. Mais vraiment. Nulle ! Ma mère pensait que je ne passerai jamais en sixième ! À ce moment-là, j’étais un cas perdu.
Et puis un jour, en sixième, j’ai eu un déclic grâce à un prof de maths. Il avait un œil de verre, une blouse blanche et nous faisait peur. Un jour, j’ai réussi à faire un exercice, pas comme on nous l’avait appris, mais comme je l’avais compris. Ce jour-là, je lui ai « tapé dans l’œil de verre ». J’ai senti à ce moment-là que je pouvais être reconnue par quelqu’un pour ma capacité à faire quelque chose. À partir de là, j’ai toujours été dans les premières en classe.
À l’université, très sérieuse. Organisée. Madame To Do List et Post-it, c’est moi. Je suis quelqu’un d’anxieux si je ne maîtrise pas, je n’aime pas les imprévus. Mais je le vis bien.
Ce n’est sans doute pas un hasard si je fais de la recherche. C’est une activité où on accepte temporairement de ne pas savoir, de douter, de prendre du temps… Mais c’est ça que j’aime aussi. Creuser, aller au fond des choses. Cela permet de mieux maîtriser au final.
Qu’est-ce qui t’a attirée dans le marketing ?
Ce qui m’a passionnée, c’est le comportement du consommateur, les ressorts sociopsychologiques. J’ai compris que le marketing, c’est aussi un outil. Et que nous pouvons l’utiliser pour de bonnes choses.
Par exemple, j’ai participé à un projet ANR relatif à la lutte contre l’obésité infantile. Nous étions chargés d’étudier les leviers d’action marketing que nous pouvions détourner à des fins de santé publique. C’est exactement ce que j’aime faire.
« ils ont le droit de se tromper. Mais pas le droit de ne pas être curieux »
Tu participes à la Journée Portes Ouvertes de l’Université de Toulon, tu croises souvent des lycéens ou des collégiens. Qu’est-ce que tu leur dis ?
Je leur dis que l’IUT est une super formation. Et je ne dis pas ça parce que j’y enseigne, mais parce que j’y suis passée moi-même. C’est une formation solide, encadrée, adaptée à ceux qui aiment la gestion, le concret, ou qui cherchent leur voie au sein de la gestion.
Je leur dis aussi qu’ils ont le droit de se tromper. Mais pas le droit de ne pas être curieux. Qu’il faut être actif, être une éponge. S’ils sont curieux, ils n’auront jamais rien perdu. Et que le diplôme sera ce qu’ils en feront.
Et le métier d’enseignant-chercheur, tu le recommanderais ?
Oui, c’est un métier exigeant, avec trois casquettes (enseignement, recherche, responsabilités collectives), mais c’est aussi un métier riche, varié et équilibré. Parfois, c’est la recherche qui m’enthousiasme. Parfois, c’est l’enseignement qui me stimule. C’est un métier qui permet de faire passer des idées, de transmettre, d’agir. Et ça, c’est précieux.
Pour finir : s’il fallait choisir une œuvre pour représenter ton travail, ce serait quoi ?
Visuellement, j’aime L’œil de la baleine, pour deux raisons : l’œil du chercheur qui observe des phénomènes et la profondeur de son œil bleu, dans le sens où, en recherche, nous allons de plus en plus loin, au fond des choses.
Les Glaneuses de Millet dans sa version détournée où le sol est jonché de déchets plastiques parce que cela rend compte de l’urgence et de la nécessité de changer nos comportements.