Jean-Michel DENIZART, laboratoire IMSIC

Jean-Michel Denizart est Maître de conférences à l’Université de Toulon, spécialiste du son dans les dispositifs audiovisuels, immersifs et vidéoludiques. D’abord technicien formé à la prise de son, montage et mixage, il est devenu chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication, avec une approche pragmatique et passionnée de son objet d’étude : le sonore. Entre sémiologie, pédagogie et design d’expérience, il nous fait entendre ce que la science peut dire du son et ce que le son peut dire de nous.

Tu as apporté un micro pour ton portrait. Pourquoi ce choix ?

Ce micro, pour être précis, c’est un Shure SM7B, très utilisé aujourd’hui, notamment dans les podcasts et sur YouTube, donc il parle pas mal aux jeunes. À Ingémédia, où j’enseigne, on a un beau parc microphonique mais je ne me suis dit que cela parlerait plus qu’un micro allemand pour la photo. Et puis celui-ci est plus identifiable par les néophytes.

Qu’est-ce que tu recherches exactement ?

Mon objet d’étude, c’est le son. Ou plutôt le sonore. Je l’étudie à travers la lunette intellectuelle des Sciences de l’Information et de la Communication, les SIC. C’est une discipline transversale qui accueille sémiologie (l’étude de la signification), médiologie (l’étude des médias) ou encore études culturelles.
Lorsque j’étais doctorant, il y avait un projet passionnant de sonothèque : un catalogue d’objets sonores produits par les étudiants. Chaque année, des gigas partaient à la poubelle et le directeur a voulu les préserver sauf qu’une sonothèque soulève plus de questions qu’elle ne résout de problèmes. Comment indexer, nommer, ranger ? Ce n’est pas seulement une affaire de classement, mais de sens et d’usage. Pour un monteur son, par exemple, ce qui compte, c’est de retrouver un son qui fait quelque chose dans un film. Et c’est ce qui a nourri toute ma thèse : une approche sémiopragmatique, centrée sur la signification du son en contexte.

« Le son, c’est toute ma vie »

Aujourd’hui, tu as élargi ton spectre ?

En arrivant à Ingémédia, j’ai laissé de côté le cinéma pur pour m’intéresser aux dispositifs interactifs, immersifs, numériques, notamment le jeu vidéo. Je travaille sur deux axes : d’un côté, l’apport du son dans l’expérience du joueur ; et une réflexion sur l’écriture du sonore dans une perspective de design d’expérience. En gros, comment penser l’écriture du son dans son apport à l’expérience utilisateur ?
Quand on aborde la question du son, que ce soit au cinéma ou dans les jeux vidéo, on pense tout de suite musique. C’est normal, c’est très codé. Mais il y a aussi tout un travail sur la matière non musicale qui lui aussi a son importance. C’est sur ce côté «  amusical  » que mes recherches se portent, sur les ambiances sonores, les bruitages, les effets sonores. Ça fait partie de la boîte à outils que certains réalisateurs utilisent, comme David Lynch, mais pour beaucoup c’est la cinquième roue du carrosse.

Peux-tu nous en dire plus sur ton approche pragmatique de la recherche ?

J’ai toujours eu une démarche qui tend à avoir une action sur les phénomènes qu’elle étudie. Ma thèse sur la sonothèque avait pour objectif de développer un outil technologique pour les monteurs son. Elle a été reprise par la SATT Sud-Est (Société d’Accélération de Transfert Technologique) et est disponible. Elle s’appelle Sons de France.
Aujourd’hui, la recherche que je mène sur l’écriture sonore nourrit directement mes enseignements. Je forme des étudiants en design sonore, en design d’expérience, et j’essaie de leur transmettre des outils de pensée et de création. On parle souvent d’outils techniques (micro, logiciels…), mais pour moi, il y a aussi des outils intellectuels à transmettre : apprendre à penser avec le son, à écrire avec lui.
Il y a des chercheurs qui révolutionnent un peu tout. Ce n’est pas la prétention première de la recherche, on essaye de faire avancer les choses à notre échelle et c’est déjà bien.

Quelle relation entretiens-tu avec le son ?

C’est une relation fusionnelle, clairement. J’ai fait de la musique en groupe, je pratique encore plusieurs instruments. Il n’y a pas une journée où je n’écoute pas de musique. Et j’essaie d’en faire, dès que j’ai un peu de temps. Le son, c’est toute ma vie.
Je fais aussi très attention à mes oreilles. Je peux perdre la vue mais pas l’ouïe ; même si j’espère ne pas en arriver là. Et au-delà de l’écoute, il y a tout ce que le son transporte : des émotions, des ambiances, une identité, une mémoire. La musique est un vecteur d’émotion. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise musique, il y en a qui touchent et d’autres qui ne touchent pas. Il y a toujours quelque chose d’intéressant à en retirer. La musique permet d’être en connexion avec un artiste.
La mort de Chester Bennington m’a affecté à un point que je n’aurais absolument pas soupçonné. J’ai dédié ma thèse à ce chanteur, à cette voix qui m’a accompagné les trois quarts de ma vie et que j’écoute encore religieusement aujourd’hui. D’ailleurs mes étudiants ont compris le rapport que j’entretenais avec Linkin Park puisqu’ils m’en ont offert un vinyle.

Te destinais-tu à la recherche ?

Pas du tout. J’ai fait un bac S, parce que mes parents me disaient «  fais un bac S, tu pourras faire ce que tu veux après  ». Sauf que les cours d’Histoire, etc., ça me gonflait. Je voulais quelque chose de plus pratique. Tous mes profs voulaient m’envoyer en prépa. Moi, par esprit de rébellion, je disais que je voulais être «  saltimbanque  », c’est-à-dire intermittent du spectacle, ingénieur du son. Même encore aujourd’hui, ce sont des métiers qui ne sont pas très bien vus.
Je viens initialement du cinéma. J’ai une formation très technique, BTS audiovisuel, licence pro, master pro au SATIS à Aubagne. Et c’est là que j’ai découvert que le son pouvait aussi être un objet de recherche, pas seulement un matériau technique. J’ai rencontré Rémi Adjiman, éminent chercheur sur la question du son qui est devenu plus tard mon directeur de thèse. Je me suis dit : «  Un jour, je veux être comme lui  ». Le potentiel du son comme objet de recherche m’a tout de suite interpellé.
Après quelques années comme ingénieur du son, j’ai obtenu une bourse doctorale et j’ai donc switché vers la recherche. Et j’ai été recruté rapidement après avoir soutenu ma thèse à Ingémédia.

« Il faut oser, tester des choses. Se tromper, changer de voie, ce n’est pas grave »

Quel genre d’élève étais-tu, plus jeune ?

Plutôt bon élève. Sérieux, assidu, même si certains cours m’ennuyaient. J’avais toujours de bonnes notes. J’étais curieux, mais je me cherchais. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont soutenu, je leur dois beaucoup. Ce n’est pas rien. Aujourd’hui encore, je vois plein d’étudiants en difficulté. Faire des études, même à l’université, ça coûte cher : logement, matériel, nourriture…

Quels conseils donnerais-tu à un élève ?

D’abord, pour les métiers du son, je leur dis qu’il faut être à 600 %. C’est un domaine très sélectif, il faut en vouloir, il faut être passionné. C’est difficile, mais c’est possible. Ensuite, de manière plus générale : il faut oser, tester des choses. Se tromper, changer de voie, ce n’est pas grave. On a des étudiants qui font des masters dans un autre domaine, chimie, en science de la vie ou autre, qui viennent nous voir en nous disant «  ma vie c’est le son, prenez-moi en Licence  ». Et parfois, on peut leur donner leur chance. C’est ça, la richesse de l’université.
Enfin, beaucoup de jeunes ne savent pas ce qu’est la recherche. Moi-même, je ne savais pas. On croit que c’est réservé aux sciences dures, ou à la médecine. La recherche, c’est aussi comprendre le monde, les médias, les rapports humains, les émotions. Il faut défendre ça, montrer l’étendue des possibles. C’est un projet de société.

Pour finir : est-ce qu’il y a une œuvre que tu conseillerais à un jeune pour entrer dans ton univers ?

Oui, il y en a même trois.
Il y a un film représentatif, que j’ai étudié en long, en large et en travers, c’est Lost Highway. David Lynch était aussi musicien, ingénieur du son et artiste plasticien. Lynch était une anomalie en fait. Et ça se retrouve dans son cinéma, c’est pour ça qu’il a marqué les acteurs du son.
En jeu vidéo, Hellblade : Senua’s Sacrifice que j’analyse beaucoup en cours. Il bénéficie d’un travail vraiment énorme sur le son. Le personnage principal est schizophrène et les créateurs ont utilisé tous les outils possibles pour mettre l’œuvre à l’écran et à la manette cette dualité du personnage.
Et en musique… un groupe un peu extrême : Meshuggah. Ce n’est pas ce que j’écoute le plus, c’est brutal mais ils ont créé une esthétique sonore à part entière qui leur permet d’être des dieux dans leur sphère.