La théorie du complot à l’heure de la pandémie de Covid-19

Alessandro LEIDUAN
Enseignant-chercheur au Laboratoire BABEL - Faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines de l’Université de Toulon

Interview réalisée par Fabien GROUÉ

Temps de lecture : 7 minutes

La théorie du complot à l’heure de la pandémie de Covid-19

La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 est de nature à nourrir les fantasmes, parfois contradictoires : virus créé en laboratoire, délibérément répandu dans le monde pour museler les contestations sociales, surestimation du danger et des mesures de sécurité pour confiner les oppositions citoyennes, gestion de la crise volontairement catastrophique pour nuire aux réélections politiques… Alessandro Leiduan, Maître de conférences à l’UFR Lettres, Langues et Sciences humaines, chercheur au laboratoire Babel de l’Université de Toulon, nous parle de cette mécanique complotiste :

Comment les théories du complot naissent-elles et comment se nourrissent-elles ?

Les théories du complot témoignent d’une méfiance généralisée à l’égard de la parole officielle, celle autour de laquelle se cristallise l’opinion dominante d’une société. Certaines couches de la société ne s’accommodent pas des explications que fournissent les autorités et se mettent en quête d’autres explications. Les seules qui trouvent grâce à leurs yeux obéissent invariablement à un même scénario : les autorités publiques mentent, leurs porte-parole attitrés aussi (universitaires, journalistes, «  experts  » en tout genre) et cet ensemble de contre-vérités qu’on jette en pâture à la société vise à occulter l’existence de trames secrètes qui profitent à une minorité (les conspirateurs) mais nuisent à la majorité (les victimes de la conspiration). Les théories du complot redéfinissent ainsi la communication sociale en termes de «  manipulation  » : il n’y a plus, dans la société, des sujets qui s’échangent des informations objectives dans un climat de confiance réciproque, l’information est polluée à la source, les sujets qui la produisent sont donc des «  manipulateurs  » et ceux qui la reçoivent, s’ils ne veulent pas jouer le rôle de «  manipulés  », doivent l’interpréter (ou plutôt la décrypter) en déjouant les pièges qu’elle recèle.

Le complotisme radicalise cette célèbre devise sceptique : de omnibus dubitandum est («  il faut douter de tout  »). Il est donc arbitraire de caractériser les théories du complot, à la suite de Gérald Bronner, comme des «  croyances  » : l’existence de ces «  théories  » témoigne plutôt d’une généralisation de l’incroyance, de cette méfiance psychologique qui nous empêche d’adhérer inconditionnellement à une idée ou à une doctrine. Mais, contrairement à l’incroyance historique (celle qui a progressivement affranchi l’Occident moderne du sommeil de l’obscurantisme), le grippage de la faculté de croire ne concerne plus, cette fois, les dogmes de la religion, mais toutes ces données élémentaires autour desquelles la vision du monde d’une société peut et doit prendre forme (sauf à faire le deuil de tout esprit communautaire et à donner naissance à une société d’individus atomisés, qui ne partagent plus rien à part leur égoïsme démesuré). La cause du succès des théories du complot est donc à chercher, selon moi, dans les raisons historiques et culturelles qui ont fait de nous des «  incroyants  » ou, si l’on préfère, des nihilistes. N’en déplaise à Bronner, ce n’est pas la crédulité, mais bien l’incroyance qui est l’antichambre du complotisme.

Sont-elles vouées à devenir des chimères indomptables ou finissent-elles par s’épuiser d’elles-mêmes ?

Les théories du complot s’épuisent ou ressurgissent au fil de l’actualité, suivant les sujets qui font la une des journaux. Aujourd’hui elles tournent autour des secrets qui entourent le monde médical et pharmaceutique. Mais il suffit qu’un événement d’un genre différent défraie la chronique (un tsunami, une intoxication alimentaire ou un scandale politique) pour donner libre cours à des spéculations complotistes d’un tout autre type. Quel que soit leur élément déclencheur, leur sens tournera cependant toujours autour d’un même scénario mettant en cause une minorité de personnes (les manipulateurs) et une multitude de victimes (les manipulés), conformément au schéma invariant qui préside à toutes les élucubrations complotistes. Par-delà les fluctuations de l’opinion publique, ce qui alimente le complotisme – ce qui fait que ce phénomène est destiné, selon moi, à croître indéfiniment au fil des années à venir – ce sont deux caractéristiques majeures de notre société : l’une concerne la nature du savoir que l’Occident considère actuellement comme supérieur à toutes les autres formes de savoir possibles ou imaginables : la science ; l’autre est liée à l’attitude de la classe politique qui, depuis environ trente ans, a progressivement détruit tout semblant d’État providence en se vouant, corps et âme, à consolider l’économie de marché, dans la certitude naïve que celle-ci résoudrait tous les problèmes que la politique du passé n’avait pas su résoudre.

Le défaut principal de la science est qu’il s’agit d’un savoir non argumentable. Pour adhérer à une vérité scientifique, j’ai besoin d’une preuve. Mais celle-ci ne peut pas fonctionner comme un «  argument  », puisqu’il n’y a que le scientifique qui sait lire les résultats des expériences censées valider les théories qu’il a mises au point. Le niveau de spécialisation de la science est tel qu’aujourd’hui seuls les scientifiques peuvent réellement tester la pertinence du savoir qu’ils élaborent (à condition, bien entendu, qu’ils soient spécialistes de la branche particulière dont relève le savoir à tester). Le quidam doit s’en remettre à l’autorité de ces scientifiques. Il s’ensuit quelque chose de paradoxal : la société hyper-scientifique d’aujourd’hui a remis à l’honneur un mode de consécration du savoir qui avait cours dans les sociétés où régnait l’obscurantisme : l’allégeance à l’autorité du spécialiste (autrefois les docteurs de l’Église, aujourd’hui, les scientifiques). Envisagée dans cette optique, l’hémorragie de fake news, infox, hoax et théories du complot mériterait d’être interprétée à la lumière d’une tout autre explication que celle qui, aujourd’hui, trouve grâce aux yeux des spécialistes de la communication.

Quant à la méfiance à l’égard de la classe politique, elle est la conséquence d’un transfert souterrain du pouvoir, qui est passé en catimini du peuple aux marchés financiers. Ce transfert a été inscrit dans le marbre par des traités internationaux dont on n’a jamais demandé au peuple s’il fallait les approuver ou les désapprouver, lui laissant uniquement le choix de s’y soumettre. Ajustés aux intérêts de la finance internationale, ces traités ont inauguré une nouvelle forme de pouvoir qui dissimule son existence sous les faux-semblants de la démocratie (et dont beaucoup de politologues, lisant le présent avec les lunettes du passé, méconnaissent cavalièrement la réalité) : l’«  usuro-cratie  », c’est-à-dire le pouvoir qui condamne les États actuels à s’endetter à l’infini auprès d’organismes privés de crédit en faisant payer les intérêts de cette dette à la collectivité (qui subit par cela même d’importantes mutilations de droits fondamentaux comme l’accès à la retraite, à la santé publique, à l’école gratuite…). Si la classe politique avait encore la possibilité (mais, justement, l’a-t-elle encore ?) de rendre des comptes au peuple plutôt qu’aux agences de notation (Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch Ratings), alors je suis persuadé que les élus regagneraient la confiance des électeurs et les théories du complot, qui aujourd’hui semblent «  indomptables  », finiraient par s’éclipser comme une flamme dans une pièce sans oxygène.

La défiance vis-à-vis des autorités peut-elle pousser les individus à faire totalement abstraction de réalités objectives pour nourrir leurs craintes, comme pour ces vidéos d’hôpitaux vides, en Allemagne ou à Toulon Sainte-Musse notamment, démontrant l’exagération de la crise par les politiques ?

Ces infox donnent parfaitement la mesure du climat de méfiance généralisée qui entoure désormais la parole officielle. Que l’on soit dirigeant politique, directeur d’hôpital ou simple observateur de l’actualité votre opinion est systématiquement mise en doute au nom d’un parti pris qui reconnaît partout les signes de la manipulation. La vidéo faisant état de l’étonnement d’une personne ayant trouvé les locaux de l’hôpital Sainte-Musse complètement vides en dépit de la crise pandémique qui sévit actuellement en France est une illustration exemplaire de tous les topoi de la rhétorique complotiste :

  • (i) -la suspension préalable de toute confiance à l’égard de la parole publique (c’est-à-dire une radicalisation paranoïaque de l’epochè peri pantôn de l’ancienne école sceptique) : «  Voilà, on nous ment. Les médias, le gouvernement nous mentent…  »
  • (ii) -la transformation d’un indice (semeion) ou d’un faisceau d’indices en une preuve irréfragable (tekmeria) : «  les hôpitaux sont vides, c’est curieux quand même. Ça confirme ce que je vous dis depuis longtemps…  »
  • (iii) -le «  biais d’intentionnalité  », c’est-à-dire la tendance à interpréter tout événement comme «  intentionnel  » et à percevoir l’action d’une volonté rationnelle derrière ce qui est vraisemblablement fortuit ou accidentel : «  nos dirigeants, le gouvernement, sont en train de bloquer le pays, de nous plonger dans un chaos économique et social…  »
  • (iv) -l’évocation apocalyptique des effets néfastes de la manipulation dont la société serait la victime : «  j’ai l’impression qu’on nous plonge tout doucement vers un État totalitaire, vers une dictature  ».

Les réseaux sociaux et technologies numériques ont-ils joué un rôle de catalyseur ?

Les réseaux sociaux et les technologies numériques ne sont pas l’élément déclencheur des théories complotistes, mais contribuent à accélérer considérablement leur diffusion en réduisant le temps nécessaire à leur incubation sociale et en élargissant l’espace territorial soumis à leur influence. Faut-il réglementer l’usage d’internet ? Doit-on restreindre, comme le préconisent certains, l’accès au «  marché cognitif de l’information  » (Bronner) ? Je ne le crois pas. Le risque est de cautionner (ne serait-ce qu’indirectement) une restriction de la liberté d’expression en alignant par là notre modèle de société sur celui des régimes où l’État impose autoritairement sa vision des choses sans laisser la possibilité aux citoyens de se faire leur propre opinion. Or, en raison des plus grandes performances économiques des pays où le rapport entre les citoyens et l’État obéit justement à cette logique autoritaire (par exemple, la Chine), il n’est pas exclu que des tentatives dans ce sens (avec, à la clé, une forte restriction de la liberté d’opinion) soient testées également dans les pays occidentaux. Une croisade contre le complotisme pourrait servir de prétexte idéal. Face à ce danger, il faut être très vigilant. Si délirantes soient-elles, les théories du complot sont un moindre mal face à l’extinction de la liberté et à la mise en place d’une société quadrillée et normalisée prenant pour modèle les plus cauchemardesques dystopies orwelliennes.

Nous avons vu également des médecins, certains anonymes, d’autres plus illustres, se contredire et s’opposer. Leurs désaccords sur le Covid-19 ainsi exposés au grand jour ne contribuent-ils pas à nourrir les théories complotistes ?

Oui, les représentants du monde médical gagneraient en crédibilité s’ils parvenaient à parler d’une seule voix ou, du moins, à donner des avis plus consensuels autour de ce virus. Pourquoi n’y arrivent-ils pas ? La raison principale est qu’ils ne connaissent pas cette nouvelle maladie et lorsqu’on affronte quelque chose pour la première fois, on finit fatalement par tâtonner dans le noir… Mais comment empêcher les gens de soupçonner que les désaccords entre les médecins dépendraient – au moins en partie – de l’influence de quelques lobbies industriels (le Big Pharma) se disputant la découverte du vaccin et les gains considérables liés à sa commercialisation ? Ce ne sont pas les complotistes qui ont fait de l’argent le nerf de notre économie, leur méfiance à l’égard du monde médical est un effet collatéral de la réduction de toute chose à l’état de marchandise. Là encore, si la politique ne nous avait pas accoutumés à l’idée qu’on peut spéculer sur tout, y compris sur la santé des gens (pensons, par exemple, aux mensonges éhontés qui ont été colportés il y a quelques années en France au sujet du nuage radioactif de Tchernobyl), alors personne n’aurait eu l’idée de soupçonner l’existence d’un complot derrière les tâtonnements et les couacs des représentants du monde médical.

Aujourd’hui, des hommes d’État prêtent le flanc aux théories que l’on trouvait encore absurdes il y a quelques jours. Cela ne risque-t-il pas d’affaiblir les démocraties en renforçant le sentiment que les politiques nous mentent ?

En suggérant aux citoyens américains de s’injecter du désinfectant et de se payer des séances d’héliothérapie dans un solarium afin de s’immuniser contre le virus COVID-19, Donald Trump est définitivement entré dans le panthéon des plus grands comiques américains de tous les temps à côté de Charlie Chaplin et Jerry Lewis. Mais la perte de crédibilité des hommes politiques actuels, je le répète, ne doit pas seulement être mise en relation avec les sorties verbales intempestives de quelques-uns de leurs représentants, c’est une crise «  structurelle  », endémique et profonde, qui est ancrée dans un modèle de société foncièrement inique décrédibilisant le politique au profit de l’économique, et faisant du marché et de ses impitoyables déterminismes le lieu d’irradiation d’un pouvoir incontrôlable et, à terme, dévastateur. Jamais comme aujourd’hui nous devrions prendre au sérieux la leçon de ces philosophes qui nous ont mis en garde contre la menace d’un pouvoir créé par l’homme, mais échappant à son contrôle et se retournant finalement contre lui. Je pense notamment à la notion de Gestell chez Heidegger ou à celle de dispositif chez Foucault. Ces notions renvoient à quelque chose qui a été mis en place par l’homme, mais qui se referme comme un piège sur lui, le réduisant à l’état d’instrument au service d’un processus qui n’obéit plus qu’à sa logique propre.

À l’instar de cet engrenage pervers, le capitalisme absolu (c’est-à-dire ab-soluto, dégagé de toute contrainte qui limiterait sa puissance), n’est pas «  piloté  » par les capitalistes, c’est plutôt lui qui se sert d’eux pour atteindre ses objectifs. Au regard de ce nouveau Léviathan, les individus ne sont plus que des Charaktermasken (Marx), des «  masques de caractère  », jouant le rôle qui leur est dicté par la position qu’ils occupent dans l’échiquier économique où chacun d’entre nous – que l’on soit riche ou pauvre, créditeur ou débiteur, banquier ou travailleur – n’est qu’un simple «  support  » animé par une puissance indomptable et fatale. Le mot-clé pour comprendre notre temps n’est pas alors «  complotisme  », mais plutôt «  aliénation  ».