Coronavirus : Marine nationale et U.S. Navy face à un nouvel « ennemi commun »

Frédéric SCHNEIDER
Enseignant-chercheur au Laboratoire CERC - Faculté de droit de l’Université de Toulon

Temps de lecture : 10 minutes

Évacuation par bus des marins du Charles de Gaulle afin d’accomplir une période de quatorzaine dans des enceintes militaires et d’être testés avant de rejoindre leurs foyers. Le porte-avions et son escorte ont rejoint Toulon le 12 avril 2020 au terme de près de trois mois d’opérations en Méditerranée orientale, en Atlantique et en mer du Nord, soit une dizaine de jours avant la date initialement prévue, et ce, en raison de plusieurs dizaines de cas de Covid-19 à leur bord

Coronavirus : Marine nationale et U.S. Navy face à un nouvel « ennemi commun »

Les virus ne connaissent pas de frontières… en particulier dans notre monde mondialisé. Hélas, le nouveau coronavirus qui sévit depuis plusieurs semaines sur tous les continents – excepté l’Antarctique – est tristement là pour nous le rappeler.

Aussi, parce qu’au cœur de la mondialisation, le monde maritime se voit touché de plein fouet par la crise sanitaire, à commencer par la pêche et la croisière, deux secteurs particulièrement affectés par les mesures de confinement. À cela s’ajoute la propagation du virus à bord de cargos, de paquebots et, plus récemment, de bâtiments de guerre.

Mobilisées dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 qui, selon l’ONU, « menace l’humanité entière », Marine nationale et U.S. Navy s’efforcent de maintenir leur capacité opérationnelle malgré la contamination des équipages de vaisseaux, désemparés à coups de projections virales.

Le nouveau coronavirus : « ennemi commun de tous »

En qualifiant, dès le 18 mars 2020, ce virus d’« ennemi commun » et d’« ennemi de l’humanité », le directeur général de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) en appelait à la solidarité entre États pour vaincre la pandémie. Ces qualificatifs ne sont cependant pas sans évoquer, à l’oreille des juristes de mer avertis, les premiers ennemis de monde maritime que furent les pirates de l’Antiquité.

Pour Cicéron, en effet, le pirate ne saurait compter au nombre des belligérants, mais constitue l’« ennemi commun de tous » (communis hostis omnium). Ce résonnement sera repris par d’éminents jurisconsultes comme Sir Edward Coke, définissant le pirate comme un « ennemi du genre humain » (hostis humani generis), formulation qui s’étendra par la suite à l’esclavagiste.

Ainsi, tel un pirate des temps anciens, le nouveau coronavirus attaque les gens sans distinction de nationalité ou de religion et ne prête allégeance à personne. Sans foi ni loi, le responsable de la pandémie de COVID-19 est de surcroît silencieux et invisible, ce qui finit à l’ériger en « ennemi commun de l’humanité ». Mais, à la différence du pirate traditionnel, mû par un esprit de lucre, le virus, lui, frappe le monde maritime de manière sournoise et insidieuse.

« Si l’ennemi a changé de nature, ses effets sont tout aussi redoutables », prévenait le 30 mars l’ancien commandant des opérations spéciales, le vice-amiral d’escadre Laurent Isnard, et actuel commandant de la zone maritime Méditerranée sous l’autorité duquel fut déployé le premier porte-hélicoptères amphibie (PHA) en soutien à cette « guerre » (sanitaire).

D’imposants moyens mobilisés : PHA en France et navires-hôpitaux aux États-Unis

Trois jours avant le lancement de l’opération Résilience, décidé le 25 mars 2020 par le Président de la République, le PHA Tonnerre accostait à Ajaccio afin d’évacuer de Corse 12 patients atteints du Covid-19 vers des établissements de santé marseillais à même de les soigner. L’objectif de cette mission, spectaculaire, était de désengorger les capacités hospitalières de l’Île de Beauté. Depuis cette mission, il est maintenu à Toulon en « réserve stratégique ».

Déployé, quant à lui, dans le cadre de Résilience, son sistership, le PHA Mistral, alors en mission Jeanne d’Arc aux côtés de la frégate Guépratte dans l’océan Indien, fit escale à La Réunion du 10 au 13 avril 2020 afin d’embarquer des vivres et du fret à destination de Mayotte. Le 16 avril, le Mistral accosta au port de Longoni, au nord de l’île, pour y décharger plus de 200 tonnes d’eau, de denrées alimentaires, de masques et autres matériels sanitaires ainsi qu’une tractopelle. L’objectif était identique à celui qui a présidé au débarquement du sous-groupement tactique embarqué (SGTE) depuis le PHA une semaine plus tôt, à savoir soutenir les autorités mahoraises dans la lutte contre le nouveau coronavirus.

Mobilisé, comme le Mistral, au profit de Résilience, le Dixmude, dernier-né des PHA, a quitté son port-base toulonnais le 3 avril 2020 pour rejoindre la mer des Caraïbes avec à son bord du matériel médical, quatre hélicoptères, ainsi que des spécialistes, personnels de santé et experts en désinfection. Arrivé le 17 avril dans la baie de Marigot, à Saint-Martin, il y débuta sa « tournée logistique » avant de rejoindre le jour suivant la Guadeloupe, où une partie du fret fut embarqué à bord du bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) Dumont d’Urville pour être ensuite délivré à la Guyane, et, dès le lendemain, la Martinique. Si, comme ses « frères jumeaux », ce bâtiment de guerre n’est pas destiné à accueillir des malades souffrant du Covid-19, rien ne l’empêcherait, a priori, de prendre en charge d’autres patients dans l’hôpital embarqué, fort de ses 69 lits (avec extension possible).

Néanmoins, comme l’a souligné la porte-parole du Gouvernement le 1er avril dernier, les deux PHA, formant avec le Tonnerre les « couteaux suisses » de la Marine nationale, « ne seront pas utilisés comme des bateaux-hôpitaux », et ce, non sans référence aux hôpitaux flottants de l’U.S. Navy que sont l’USNS Mercy et l’USNS Comfort. Ces anciens pétroliers, pouvant accueillir un millier de patients, furent respectivement déployés, sur ordre du président des États-Unis, à Los Angeles, le 27 mars, et à New York, le 30 mars. Tous deux chargés de traiter les urgences non liées au virus afin de permettre aux hôpitaux civils de se concentrer sur les malades du Covid-19, le second verra sa mission évoluer à la faveur des critiques de dirigeants hospitaliers new-yorkais pointant le nombre dérisoire de patients accueillis à bord, jusque-là maintenu dans une « bulle » par des règles d’accès très strictes. C’est ainsi que le 6 avril, à la demande des gouverneurs de New York et du New Jersey, Donald Trump autorisa le navire à traiter les patients infectés par le virus des deux États. Dès le lendemain, le Comfort faisait état de son premier membre d’équipage positif au Covid-19, puis ce fut au tour du Mercy, le surlendemain, preuve que même les hôpitaux embarqués fermés aux patients atteints par cette maladie ne sont pas à l’abri du virus.

Des marins durement touchés : la contamination des porte-avions Theodore Roosevelt et Charles de Gaulle

« Nous ne sommes pas en guerre. Les marins n’ont pas à mourir », écrivait le commandant de l’USS Theodore Roosevelt, Brett Crozier, dans une lettre du 30 mars dernier alertant le Pentagone sur la flambée de l’épidémie à bord du porte-avions, immobilisé à Guam depuis l’avant-veille, et demandant l’autorisation de débarquer la majorité de son équipage.

La missive ayant « fuité » dans la presse, le secrétaire (par intérim) à la Marine américaine, Thomas Modly, décida le 2 avril de relever le pacha de son commandement – acclamé par ses marins au moment de quitter le bord le lendemain matin. L’homme politique s’était rendu trois jours plus tard à Guam auprès des marins du Theodore Roosevelt, auxquels il a tenu des propos désobligeants vis-à-vis de son ex-commandant – malade du Covid-19.

Ces commentaires ayant eux-mêmes « fuité », Thomas Modly, alors vivement critiqué dans la gestion du porte-avions contaminé, y compris au sein du Congrès, s’en est excusé auprès de l’U.S. Navy avant de démissionner « de lui-même » le 7 avril, comme l’appelait de ses vœux le président de la Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis, le démocrate Adam Smith.

Entre-temps, le 1er avril, soit le lendemain de la publication de la lettre alarmiste du pacha du Theodore Roosevelt, l’U.S. Navy ordonna l’évacuation massive du porte-avions, en commençant par faire débarquer un millier de marins le jour même.

À la mi-avril, plus de 4 000 des quelque 5 000 marins du Theodore Roosevelt ont été débarqués à Guam, la quasi-totalité a été testé au Covid-19, plus de 600 ont été déclarés positifs, et l’un d’eux en est mort. La Marine américaine a également indiqué que deux des quatre marins servant à bord du Charles de Gaulle, dans le cadre d’un programme d’échange avec la Marine nationale, étaient infectés et recevaient d’excellents soins médicaux en France.

Ayant appareillé de Toulon le 21 janvier dernier pour la mission Foch, le porte-avions français et son escorte ont rejoint leur port d’attache le 12 avril au terme de près de trois mois d’opérations débutées en Méditerranée orientale dans le cadre de l’opération Chammal, composante française de la coalition internationale contre Daech. Mission qui amena ensuite le groupe aéronaval (GAN), constitué autour du Charles de Gaulle, en Atlantique et en mer du Nord à participer à plusieurs exercices multinationaux et à la protection des approches maritimes européennes.

Auditionnée le 17 avril par la Commission de la défense nationale et des forces armées (en visioconférence), la ministre des Armées, Florence Parly, précise avoir décidé, le 7 avril, du retour anticipé du groupe aéronaval, dont la mission devait se poursuivre jusqu’au 24 avril, et ce, immédiatement après avoir été informée « pour la première fois » par le chef d’état-major de la Marine de la présence de plusieurs cas symptomatiques de Covid-19 à bord du porte-avions – en l’occurrence 36 parmi ses 1 760 marins. Depuis la veille, en effet, la fréquentation de l’infirmerie du bord avait connu cette soudaine augmentation conduisant le pacha à en rendre compte à l’état-major de la Marine, indiquait l’amiral Christophe Prazuck lors d’une interview accordée à Mer et Marine le week-end dernier. C’est pourquoi, ce même 7 avril, Florence Parly ordonna l’envoi immédiat d’une équipe du Centre d’épidémiologie et de santé publique des armées (CESPA) à bord du Charles de Gaulle pour réaliser une enquête et une première série de tests qui, le jour d’après, s’avèreront positifs pour 50 militaires sur la soixantaine effectuée à bord.

« Avant cette hausse brutale des malades, nous avions eu une alerte le 22 mars avec un marin présentant les symptômes du Covid. Nous n’avions cependant pas de test à bord », confiait l’Amiral pour le site d’actualité maritime, avant de reconnaître que, si tel avait été le cas, « la suite n’aurait peut-être pas été la même ».

Or, par un pur hasard du calendrier, le 22 mars coïncide avec la date du premier cas confirmé de contamination au coronavirus à bord du Theodore Roosevelt, croisant à ce moment-là en mer des Philippines. Le jour précédent, l’U.S. Navy annonçait avoir envoyé des kits de tests Covid-19 à des bâtiments de guerre déployés dans le Pacifique Ouest, et notamment au porte-avions sous le commandement du capitaine de vaisseau Brett Crozier. Cet envoi est donc intervenu moins de 14 jours – durée a priori maximale d’incubation du virus – après l’escale symbolique de Danang, au Vietnam, réalisée du 5 au 9 mars, qui, comme l’escale du Charles de Gaulle à Brest, intervenue entre le 13 et le 16 mars, fut la dernière et, vraisemblablement, le port d’embarquement du virus.

Aussi peut-on raisonnablement émettre l’hypothèse que, face à une flambée croissante des cas avérés de Covid-19 à bord du Charles de Gaulle, la mission Foch en mer du Nord aurait été interrompue et le groupe aéronaval contraint de remettre le cap sur Brest pour y débarquer une grande partie de son équipage. C’est du moins ce choix qui présida au retour à Guam du Theodore Roosevelt – en proie à l’épidémie – dès le 27 mars, en vue de son évacuation progressive, au départ refusée à son ancien pacha.

Toujours est-il que la mission Foch s’est poursuivie, en mer du Nord, jusqu’à l’apparition les 6 et 7 avril de plusieurs cas évocateurs d’une infection au coronavirus. Au bout des dix jours qui suivront, ce n’est pas moins de 1 081 marins qui seront diagnostiqués positifs à la Covid-19 sur 2 010 tests réalisés. Or, ce bilan contraste, dans une certaine mesure, avec les 840 cas recensés au 23 avril par l’U.S. Navy dans les rangs des quelque 5 000 membres d’équipage du Theodore Roosevelt, testés à 100 %.

Plus encore qu’à terre, la question des tests apparaît donc cruciale dans la gestion de crises sanitaires en mer, nonobstant leur fiabilité relative pour le dépistage du nouveau coronavirus. Cette observation vaut a fortiori en présence d’un environnement particulièrement confiné comme celui d’un bâtiment de guerre, « cluster » en puissance, à bord duquel l’application des gestes barrières n’est pas « évidente », expliquait le porte-parole de la Marine nationale, le capitaine de vaisseau Éric Lavault, invité d’Europe 1 le 16 avril.

La stricte observation, par les marins du Charles de Gaulle mis en permission à terre, des consignes sanitaires classiques et spécifiques du pacha, lors de l’escale de Brest, n’était pas non plus évidente, alors que le premier tour des élections municipales était maintenu et que le confinement n’était pas encore décrété en France. Aussi eût-il été injustifié, à ce moment-là, de priver l’équipage, dont le tiers habite dans le Finistère, d’une escale bienvenue, sinon nécessaire, après deux mois de mission et l’annulation de l’emblématique « journée des familles ».

« Le commandement est un art difficile », rappelait, à ce propos, la ministre des Armées, lors de son audition. Nul doute que les enquêtes épidémiologiques et de commandement, diligentées en parallèle, permettront de tirer des enseignements de la gestion de l’épidémie au sein du groupe aéronaval.

Or, si la France accuse un manque criant de produits sanitaires depuis le début de l’épidémie de Covid-19 – toutefois en passe d’être comblé – parce que trop dépendante des importations en provenance, notamment, de Chine et des États-Unis, il apparaît néanmoins regrettable que les marins d’un porte-avions représentant « 42 500 tonnes de diplomatie » et de son escorte, engagés dans une mission répondant à des objectifs majeurs, eurent été privés de la possibilité d’être testés dans les 14 jours ayant suivi leur dernière escale, ceci contrairement à leurs camarades du Theodore Roosevelt.

Dans sa malchance, la Royale trouvera une consolation dans l’absence, espérons, de victime en ses rangs et dans la gestion soigneuse d’une crise aussi inédite qu’angoissante, malgré un concours de circonstances particulièrement défavorable. Pour gagner en résilience, elle devra non seulement apprendre de cette contamination sans pareille, mais il lui faudra aussi sans doute travailler en étroite coopération avec l’U.S. Navy et des marines européennes – sans oublier le secteur de la croisière – pour tirer toutes les leçons de la gestion de cette crise afin que le scenario de l’« escale contagieuse » ne se reproduise pas. Car toutes font face à un nouvel « ennemi du genre humain », d’une nature différente de celle incarnée des siècles durant par la figure du pirate, qui, effectivement, contamine, selon la célèbre formule prêtée à Aristote, « les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer ».