Jean-Marc ROBERT, laboratoire IMATH
Maître des chiffres cachés, Jean-Marc Robert est Maître de conférences, chercheur au laboratoire IMATH de l’Université de Toulon. Spécialiste de cryptographie, il travaille sur les calculs qui sécurisent nos paiements, nos mails et nos échanges en ligne. Dans un monde où l’ordinateur quantique pourrait bientôt bouleverser toutes les protections existantes, il raconte son parcours, sa passion et les défis d’un domaine aussi discret que fondamental.
Pourquoi avoir choisi comme objet une carte bancaire ?
Parce que je suis le seul à connaître son code à quatre chiffres qui permet de déverrouiller une clé secrète, une suite de chiffres qu’on ne peut pas retenir et sans laquelle on ne peut pas résoudre les problèmes mathématiques qui protègent notre vie privée. Et ça ne sert pas qu’aux paiements. Aujourd’hui, pratiquement tout le trafic Internet est chiffré : nos mails, nos photos, nos vidéos TikTok.
Il faut que ce soit compliqué à casser, mais en même temps instantané. C’est cette contradiction qui fait la beauté de la cryptographie : on conçoit des calculs très difficiles à pirater, mais qui s’exécutent en un clin d’œil.
Sur quoi portent tes recherches ?
Le petit cadenas à côté de l’adresse web, c’est un protocole qui garantit qu’on peut échanger des données en toute sécurité. Mon rôle n’est pas d’inventer ces protocoles, mais de chercher des moyens d’optimiser les calculs pour que ce soit à la fois sûr et rapide.
Dernièrement, avec un collègue de l’IMATH, j’ai intégré l’équipe qui a proposé le protocole HQC, candidat à la compétition internationale lancée par le NIST, l’organisme américain de normalisation. Et il a été retenu ! Peut-être que dans quelques années, quand on cliquera sur le cadenas de son navigateur, on verra apparaître HQC… un protocole auquel l’Université de Toulon aura contribué.
« La recherche, c’est 99 % de transpiration et 1 % de génie »
En quoi l’arrivée des ordinateurs quantiques révolutionne-t-elle la cryptographie ?
C’est très schématique et certainement qu’un physicien hurlerait d’horreur en m’entendant mais je prends le risque : dans un calcul classique, lorsque j’écris un nombre dans une mémoire, je n’écris que ce nombre dans la mémoire. Avec une mémoire quantique, on peut écrire plusieurs nombres en même temps en superposant les calculs. Ce qui prendrait des milliers d’années à nos machines actuelles pour casser des codes pourrait être résolu beaucoup plus vite avec un ordinateur quantique.
Certains scientifiques avancent la date de 2040 pour voir émerger les premiers ordinateurs quantiques. Des géants industriels investissent massivement.
Qu’est-ce que cela changera pour nous, au quotidien ?
Si, demain, un ordinateur quantique assez puissant existait, il pourrait casser la plupart des communications chiffrées actuelles.
Pour les États, les banques, les armées, les enjeux seraient énormes. Un gouvernement pourrait espionner ses adversaires, une organisation criminelle pourrait faire du chantage en récupérant des données sensibles. C’est un peu le parallèle avec la machine Enigma pendant la Seconde Guerre mondiale : une fois qu’elle a été cassée, toute la stratégie allemande était compromise.
On sent ta passion pour la cryptographie
Depuis enfant, j’ai toujours aimé la science et la technique. Cette idée que l’humain observe la nature, en comprend les mécanismes, en tire des lois, et en fait de la technologie m’a toujours fasciné. Bon, évidemment, je ne l’aurais pas formulé comme ça à l’époque.
J’ai d’abord travaillé dans l’industrie automobile, sur la direction assistée, la liaison au sol, etc. Quand une modification fonctionnait, on disait « le plan s’est déroulé comme prévu ». Comme cette fameuse phrase dans l’Agence tous risques. Mais le plus souvent, on rencontrait des imprévus, qu’il fallait surmonter avant de trouver la solution. En cryptographie, je retrouve ce plaisir.
Comment y es-tu venu ?
Par des tours et des détours. À un moment donné, j’ai eu l’opportunité de revenir à l’informatique, un domaine qui me passionnait déjà adolescent. À l’époque, on pouvait tout programmer soi-même, aller directement au plus bas niveau de la machine.
En 2011, j’ai donc fait un stage avec un enseignant-chercheur en cryptographie. Et je n’ai plus quitté le domaine. J’ai soutenu une thèse, puis j’ai été recruté comme enseignant-chercheur ici, à l’Université de Toulon. La cryptographie est devenue mon terrain de jeu. Quand mon programme tourne plus vite et que les résultats sont justes, j’ai un peu la même satisfaction qu’un joueur qui réussit son niveau dans un jeu vidéo.
Quand tu repenses à tes années de collège et lycée, quel élève étais-tu ?
Ça dépendait des périodes. J’avais des facilités, mes résultats étaient corrects, mais avoir des facilités peut aussi être un handicap : on apprend moins vite la valeur de l’effort. Je m’ennuyais parfois en classe et je faisais un peu la foire. J’étais clairement plus scientifique que littéraire. Le goût pour les textes et la réflexion est venu bien plus tard. J’ai vraiment appris le travail, la régularité, la persévérance, certainement trop tard dans mon parcours, parfois dans la douleur. On subit aussi des échecs. Mais c’est une grande satisfaction de franchir une marche difficile après avoir transpiré pour y arriver. C’est une source de construction, de développement personnel.
Pourquoi avoir choisi une orientation technique assez tôt ?
Mes parents auraient préféré que je fasse un bac général, mais j’ai choisi un bac « E » – mathématique et technique. On faisait du dessin industriel, de la fabrication mécanique, du tournage, du fraisage. J’adorais ça, l’impression de fabriquer, d’assembler, et de voir que ça marche. J’étais passionné de modèles réduits aussi, mais plus par le côté technique que par l’esthétique. Quand j’ai repris mes études en informatique, j’ai retrouvé ce goût-là : assembler des instructions de processeur, comprendre la mémoire, chercher à optimiser les calculs. C’est une autre manière de « bricoler », mais sur un plan abstrait.
Qu’est-ce qui t’anime aujourd’hui dans la recherche ?
C’est le privilège, parfois, de faire quelque chose d’inédit. Je pense à un stagiaire que j’ai encadré : il travaillait sur le calcul du carré de très grands nombres avec une représentation un peu exotique. Un jour, il m’a dit : « en fait, je me suis aperçu que ce que j’avais fait là, j’étais la première personne au monde à l’avoir faite ». Ses yeux brillaient. Ce n’était qu’un petit pas, mais pour lui comme pour moi, c’était un vrai moment de recherche. On ne sera pas Edison allumant la première ampoule, mais chacun peut vivre son petit moment d’Edison.
« La démarche scientifique, c’est « trial and error » on tente, on échoue, on corrige, on recommence »
La recherche, c’est surtout beaucoup d’efforts ?
Oui, c’est 99 % de transpiration et 1 % de génie. Il faut accepter la lenteur, les échecs, les retours en arrière. Parfois, on laisse de côté, puis on revient plus tard avec une autre idée, et ça finit par marcher. C’est comme en musique. Je joue un peu du piano : certains morceaux me semblaient impossibles. Puis, après des années, je reprends, je travaille deux mesures par deux mesures pendant un quart d’heure, puis vingt minutes, et un jour ça passe. La recherche, c’est pareil : on essaie, on se trompe, on corrige, on recommence, et parfois on atteint cette satisfaction immense d’avoir franchi une marche.
Quel conseil donnerais-tu à un collégien ou un lycéen qui hésite à se lancer dans les sciences ?
Je lui dirais d’expérimenter ! Réparer les freins de son vélo, démonter une mobylette, coder un petit programme, essayer une recette de cuisine en changeant un ingrédient ou les proportions… Tout ça, c’est déjà de la recherche. La démarche scientifique, c’est « trial and error », comme disent les Anglo-Saxons « essai-erreur » : on tente, on échoue, on corrige, on recommence. Si on aime bricoler, tester, améliorer, on a déjà ce goût-là.
Y a-t-il une œuvre qui illustre bien ton domaine ou ta manière de faire de la recherche ?
J’en citerais trois. La musique de Bach, d’abord : une fugue, c’est comme une équation, codifiée mais créative. Il y a certains morceaux de musiques italiennes de l’époque qui s’appellent « ricercare » comme « recherche ». Ensuite, le film Imitation Game, qui montre le travail de Turing sur Enigma, mélange d’acharnement et d’intuition. Enfin, la figure de Bernard Palissy, au XVIe siècle, qui a passé des années à tenter de reproduire des céramiques italiennes sans en connaître le secret. Il a brûlé ses propres meubles pour alimenter son four, mais il a fini par réussir. C’est une belle image du chercheur : persévérer malgré les échecs, jusqu’à trouver.